VII
Monsieur Ming s’était assis sur un divan bas, encombré de coussins et, pendant un moment, il laissa errer le regard de ses prunelles dorées sur Morane. Ensuite, de la main gauche, il désigna un tabouret de bois incrusté d’ivoire et de nacre.
— Si vous voulez vous asseoir, commandant Morane…
Bob obéit, et un long silence s’établit entre les deux hommes. Un silence pendant lequel Bob se demanda pourquoi il ne se jetait pas sur le Mongol pour tenter d’accomplir la besogne de justicier qu’il s’était assignée. Certes, Ming pourrait appeler à l’aide. Mais ce n’était pas cela cependant qui retenait Morane. Sans arme, il se savait impuissant à vaincre l’Ombre Jaune en corps à corps. Monsieur Ming possédait une force herculéenne servie par une science parfaite du combat. Et puis, il y avait ces yeux à l’extraordinaire pouvoir hypnotique. Une fois déjà, Bob Morane avait affronté ainsi Ming à mains nues et, en dépit de toute sa vigueur, de tout son courage, il avait fini par être vaincu.
L’Ombre Jaune continuait à parler.
— Vous devez me prendre pour un revenant, commandant Morane…
Bob secoua la tête.
— Je ne crois pas aux revenants, Monsieur Ming. Le Mongol sourit de ce sourire insolite auquel, jamais, les yeux ne participaient.
— N’empêche, insista-t-il, qu’après m’avoir vu mort, là-bas, dans les carrières de Dunwick, vous avez dû éprouver une intense surprise en apprenant que j’étais vivant.
Et, comme Bob ne daignait pas répondre, il enchaîna :
— Pourtant, vous avez raison, du moins en ce qui me concerne, de ne pas croire aux revenants. Voyez-vous, commandant Morane, depuis longtemps j’avais prévu qu’un jour ou l’autre, serré de trop près par mes ennemis, j’aurais intérêt à disparaître, à me faire passer pour mort. Je crois vous avoir dit déjà, par le passé, que je suis non seulement un grand savant, mais aussi un chirurgien extrêmement habile. Là-bas, dans mon repaire d’Extrême-Orient, je m’étais donc fabriqué une série de « doubles » en sélectionnant des hommes dont la morphologie ressemblait à la mienne et que, par différentes opérations de chirurgie plastique, je rendis exactement pareils à moi, allant même jusqu’à leur tatouer la cornée afin de donner à leurs yeux la couleur des miens. Des doubles qui, comme moi, avaient la main droite coupée au ras du poignet.
« Quand j’appris par mes espions que votre ami et vous vous dirigiez vers Dimwick, je pris mes mesures en conséquence. Sans perdre de temps à me demander comment vous aviez découvert ma retraite, je mis un de mes doubles à ma place, dans la petite maison s’élevant au fond des carrières. Ce second moi-même se savait promis à la mort, mais c’était un de ces êtres fanatisés qui, voyant en moi une incarnation du dernier empereur mongol qui régna sur la Chine, sont toujours prêts à se sacrifier aveuglément. Il portait une main mécanique en tout point semblable à la mienne et, quand vous parvîntes jusqu’à lui, il joua son rôle à merveille. Votre ami l’abattit à coups de revolver mais, avant de mourir, il commanda la mise à feu des mines destinées à détruire le repaire. Cela faisait également partie de mon plan, car il était important que l’on ne découvrît pas le corps de mon double. Un examen attentif aurait en effet révélé les différentes opérations de chirurgie plastique qu’il avait subies, et ma petite mise en scène n’aurait servi à rien. Afin de pouvoir continuer à agir dans l’ombre, j’avais avantage à ce que l’on me crût mort. Votre ami et vous avez réussi à échapper aux éboulements qui comblèrent en grande partie les carrières de Dunwick mais, sans le savoir, vous aviez néanmoins servi mes plans. Comme trophée, vous emportiez ce que vous croyiez être ma main mécanique. Il s’agissait là aussi d’un double. D’ailleurs, à ce moment déjà, ce genre de prothèse était démodé…
Lentement, Monsieur Ming éleva sa dextre – sa main postiche donc – et en fit bouger les doigts avec une précision, une souplesse égalant la précision, la souplesse d’une main naturelle.
— Cette main, continua l’Ombre Jaune, vous paraît certainement en tout point semblable à l’ancienne, qui était mue par les nerfs et les muscles. Elle en est différente cependant, car c’est la volonté qui la commande directement. Comme vous le savez sans doute, quand on désire effectuer un quelconque mouvement, le cerveau transmet ses ordres aux muscles en leur envoyant des impulsions électriques auxquelles on a donné le nom d’« influx nerveux ». En recevant ces ordres, les muscles réagissent, se contractent et développent une tension électrique variant avec l’ampleur ou la puissance du mouvement à exécuter. J’imaginai donc de transmettre directement l’influx nerveux à la main postiche par un simple fil, sans qu’il soit nécessaire que les différents éléments moteurs de cette main soient reliés aux nerfs, d’où une plus grande facilité de mise en place. De cette façon, il devenait même possible de commander à la main sans qu’elle soit fixée à mon poignet…[2]
— Sans doute est-ce de cette façon que fonctionnait le gantelet d’acier qui interdisait l’entrée de votre repaire de Saint-Ouen, glissa Morane.
Mais, presque aussitôt, il se mordit les lèvres, comprenant qu’il en avait trop dit. Sa remarque n’avait d’ailleurs pas échappé à l’esprit subtil de Ming qui, aussitôt, en tira des déductions logiques.
— Ainsi, fit-il, cet homme qui, hier, a massacré mon précieux robot, c’était vous ! Je vous surveillais, grâce à des caméras de télévision dissimulées un peu partout, mais vous étiez bien déguisé et je ne vous ai pas reconnu, sans doute à cause de votre fausse barbe.
Et puis, si la lumière de Wood possède l’avantage d’être discrète, elle manque peut-être d’intensité.
L’Ombre Jaune se tut et considéra son prisonnier à la fois avec intérêt et sévérité.
— Savez-vous, continua-t-il au bout de quelques secondes, que vous m’apparaissez de plus en plus comme un personnage dangereux, commandant Morane. Vous m’avez détruit hier, en quelques coups de hache, une mécanique qui m’avait demandé des semaines de mise au point… Si vous voulez tout savoir, ce gantelet d’acier fonctionnait tout à fait comme cette main, avec cette différence cependant que, par un perfectionnement nouveau, l’influx nerveux lui était transmis par ondes hertziennes, sans qu’il soit besoin du moindre fil. Il me suffisait donc de « penser » un mouvement, mon bras étant relié, grâce à un bracelet et à un fil, à un transformateur-émetteur d’ondes pour qu’aussitôt, le gantelet, placé loin de moi, se déplace, agisse avec une précision parfaite. Naturellement, ce n’est là qu’un essai encore bien timide. Bientôt, j’aurai de gigantesques robots à ma disposition, une armée de robots qui, de loin, obéiront à ma seule volonté. J’inaugurerai ainsi la dernière phase de ma conquête du monde. Pour l’instant, je me contente d’un lent grignotement. Tous ces gens que vous avez vus tout à l’heure sont chargés d’une mission précise : l’un d’organiser les diseurs et diseuses de bonne aventure afin qu’ils sèment un peu partout la mort par autosuggestion ; un autre de faire en sorte que des poisons subtils et lents soient mêlés à la bière, aux eaux minérales, au vin, aux limonades. Le papier mural, les peintures seront également empoisonnés. Parmi ces gens, il y a aussi des propagandistes, des semeurs de fausses nouvelles. Il y a même le directeur d’un grand journal chargé de persuader insidieusement les masses que la civilisation occidentale est sapée à la base, qu’elle va s’écrouler. Quand j’aurai ainsi, au bout de plusieurs années d’une lutte clandestine et sournoise, préparé les masses populaires d’Europe, d’Amérique, et même d’Asie et d’Afrique, à la défaite, il ne me restera plus qu’à lancer l’attaque finale, avec tous les moyens scientifiques à ma disposition. Soyez assuré, commandant Morane, que je suis à même de mener à bien une telle lutte, car ma puissance est immense, soutenu que je suis par toutes les forces secrètes de la Vieille Asie. Peut-être l’ignorez-vous encore, mais je suis le chef occulte d’un mouvement politique portant ce nom et qui, bientôt, balayera votre odieuse civilisation occidentale de tous les points du globe où elle s’est implantée. Il ne tient qu’à vous d’assister à mon triomphe, commandant Morane. Bob sursauta :
— Que voulez-vous dire ? interrogea-t-il.
— Tout simplement, répondit Ming, je vous offre une nouvelle fois de lutter à mes côtés. Je vous ai dit déjà que vous feriez une excellente recrue. Prêtez-moi serment de fidélité, et je ferai de vous mon principal lieutenant. Depuis mon arrivée à Paris, je me cache sous un déguisement de mendiant montreur de singe, cela afin de pouvoir aller et venir en toute sécurité. Cette nuit encore, je pars pour l’Egypte, où j’ai une importante opération à mettre au point. Acceptez ma proposition et, non seulement vous aurez la vie sauve mais, dès mon départ, vous prendrez le commandement de mon organisation, ici à Paris. Un seul serment suffira pour que je vous accorde toute ma confiance, car vous n’êtes pas homme, je le sais, à trahir votre parole.
— Vous avez raison, Ming, dit Morane calmement, je ne suis pas homme à trahir ma parole. Voilà, pourquoi, cette parole, je ne vous la donnerai pas.
L’Ombre Jaune ne broncha pas. Son visage demeura aussi impassible que s’il avait été taillé dans le jade, et ses yeux gardèrent leur fixité de pierre précieuse.
— Vous refusez donc, dit-il.
Bob eut un signe de tête affirmatif.
— Je refuse, fit-il d’une voix ferme. Déjà, à Londres, vous m’avez fait une proposition semblable, et je vous ai aussi répondu par la négative. Mes dispositions à votre égard n’ont pas changé. En acceptant de faire alliance avec vous, j’aurais l’impression de devenir le complice de Satan.
Une fois encore, Ming ne marqua pas la moindre émotion.
— Tant pis, commandant Morane. Puisque vous refusez d’être avec moi, vous ne serez plus contre moi. Vous allez mourir. Non pas d’une mort vulgaire, mais d’une mort choisie à votre mesure…
Nonchalamment, le Mongol se leva et se dirigea vers un meuble bas qu’il ouvrit et dans lequel il fouilla durant un assez long moment. Quand il revint vers Morane, il montrait, dans sa large main gauche ouverte, un pistolet automatique et un chargeur. Sa dextre postiche enserrait une grosse torche électrique. Il tendit les trois objets à Morane.
— Prenez ceci. J’ai sorti intentionnellement le chargeur de cette arme, afin que vous ne puissiez en faire usage centre moi. Ces caves communiquent avec tout un réseau de galeries faisant partie du Paris souterrain. Je vais vous abandonner dans ces galeries. Mais rassurez-vous, vous n’y serez pas seul…
Ming marcha vers le fond de l’étroit caveau, souleva une tenture et tira sur un anneau de fer scellé dans la muraille. Aussitôt, cette muraille tout entière pivota, découvrant une grande ouverture rectangulaire au-delà de laquelle régnaient de totales ténèbres.
L’Ombre Jaune désigna l’ouverture à Morane.
— Si vous voulez passer là, dit-il.
Pendant un bref instant, Bob se demanda s’il n’allait pas risquer le tout pour le tout et se précipiter sur son ennemi pour tenter de l’abattre et fuir ensuite. Il devinait cependant que Ming ne s’était pas ainsi livré à lui. Au moindre appel de leur maître, les dacoïts feraient irruption dans le caveau, et Bob tomberait alors sous leurs poignards. Mieux valait donc attendre. Si, comme venait de l’affirmer Ming, ces caves communiquaient réellement avec les galeries du Paris souterrain, il s’arrangerait pour y retrouver son chemin, puisqu’il avait de la lumière. Il fit jouer le contact de la torche électrique et se rendit compte qu’elle fonctionnait effectivement. Se rendant alors à l’invitation de Ming, il franchit l’entrée du passage secret qui, probablement, datait de l’époque des Templiers.
— J’aimerais vous poser une dernière question, commandant Morane, fit Ming qui, lui, était demeuré dans le caveau. Avez-vous déjà visité les îles Andaman ?
Morane secoua la tête négativement. Alors, Ming se mit à rire d’un petit rire bas, grinçant, réellement démoniaque.
— Ainsi, commandant Morane, vous n’êtes jamais allé aux îles Andaman. Eh bien, ce seront les îles Andaman qui viendront à vous !…
L’Ombre Jaune fit un geste et le panneau de maçonnerie reprit sa place, plongeant Bob dans des ténèbres totales.
*
**
À peine Morane s’était-il trouvé seul qu’il avait allumé la puissante torche électrique, don de Monsieur Ming, pour en promener le faisceau autour de lui.
Il se trouvait dans une rotonde grossièrement creusée à même le roc, et qu’aucune maçonnerie ne consolidait. De cette rotonde, plusieurs galeries partaient, en éventail, dans différentes directions.
Bob demeura pendant quelques instants indécis. Il se demandait pourquoi l’Ombre Jaune l’abandonnait ainsi, sans surveillance, avec la possibilité de lui échapper. En effet, ces souterrains, creusés par les ouvriers du Temple pour permettre aux membres de l’Ordre de quitter secrètement l’enclos, devaient mener quelque part. Sans doute étaient-ils, d’une façon ou d’une autre, en communication avec les égouts et le métro, et, avec beaucoup d’obstination et un peu de chance, il devait être possible de trouver une issue. Mais Morane se souvint alors des paroles prononcées par Ming : « Puisque vous refusez d’être avec moi, vous ne serez plus contre moi. Vous allez mourir. Non pas d’une mort vulgaire, mais d’une mort choisie à votre mesure. » Et, un peu après : « Je vais vous abandonner dans ces galeries. Mais rassurez-vous, vous n’y serez pas seul… » Puis encore, au dernier moment : « Ainsi, commandant Morane, vous n’êtes jamais allé aux îles Andaman. Eh bien, ce seront les îles Andaman qui viendront à vous !… »
Bob ne parvenait pas à déterminer ce que les îles Andaman venaient faire là-dedans. Tout ce dont il pouvait être certain, c’était que, sous ces phrases ambiguës, il y avait une menace cachée.
S’asseyant sur un bloc de pierre détaché de la voûte, Bob glissa le chargeur dans la crosse de l’automatique que lui avait remis l’Ombre Jaune.
— De cette façon, murmura-t-il, je me trouverai prêt à me défendre si le besoin s’en fait sentir…
Fouillant l’entrée de chaque galerie du faisceau de sa lampe, Morane s’orienta rapidement. Finalement, il décida de s’enfoncer dans la galerie du centre qui, si elle ne changeait pas de direction par la suite, devait le mener vers la Seine, le long de laquelle il pourrait trouver une issue plus aisément que partout ailleurs. Bob n’ignorait pas, en effet, que le sous-sol de Paris était creusé comme un morceau de-gruyère et que carrières, rivières souterraines, catacombes, égouts, tunnels de métro s’enchevêtraient en un réseau compliqué de galeries, de salles, de passages, de canaux, de lacs, de marécages. Labyrinthe à travers lequel, certes, il était bien ardu de trouver son chemin mais qui, Bob le savait également, comportait, du moins dans le centre de la ville, un assez grand nombre d’issues, hasardeuses sans doute, mais qui n’en existaient pas moins. Il y avait les bouches d’égouts, les sorties du métropolitain, les trappes s’ouvrant dans les caves des maisons particulières ou même des édifices publics, comme l’Opéra. Le tout était de repérer une de ces issues. Dans le cas contraire…
Mais Morane, dans la situation où il se trouvait, ne se sentait pas disposé à voir les choses sous l’angle du désespoir. Il avait besoin de toute son énergie, de toute sa confiance en lui-même et en sa bonne étoile pour parvenir à surmonter les épreuves qui l’attendaient.
Il s’était engagé dans la galerie du centre, qu’il suivit sur une distance de plusieurs centaines de mètres. Le sol était uni, la voûte assez élevée pour qu’il pût marcher debout et, la torche électrique donnant une lumière puissante et vive, la progression était aisée. Cependant, Bob marchait depuis un quart d’heure environ, quand il lui sembla que la galerie allait en s’incurvant vers l’ouest, ce qui risquait de l’éloigner sensiblement de la Seine ou, tout au moins, de ne pas l’en rapprocher. Dans l’espoir que, plus loin, la galerie infléchirait à nouveau son parcours, dans la bonne direction cette fois, Bob continua néanmoins à avancer.
Il avait franchi cent ou deux cents nouveaux mètres, quand il éprouva soudain la désagréable impression d’être suivi. Il s’arrêta et l’impression demeura. Mieux même, il ouït derrière lui un léger bruit de pas. Lentement, il se retourna et, à une cinquantaine de mètres, dans la portion de galerie qu’il venait de traverser, il aperçut six minuscules formes humaines. Il s’agissait de petits hommes, hauts d’un mètre quarante à peine et vêtus de mauvais habits de toile. Leurs faces noires, couronnées de cheveux crépus, accusaient des traits nettement négroïdes : mâchoires prognathes, bouche lippue, nez exagérément épaté. Une expression d’abrutissement féroce marquait en outre ces visages disgraciés. Tels quels, leur station debout mise à part, ces êtres semblaient plus proches de la bête que de l’homme.
Et, soudain, Bob comprit le sens des dernières paroles de l’Ombre Jaune : « Ainsi, commandant Morane, vous n’êtes jamais allé aux îles Andaman. Eh bien, ce seront les îles Andaman qui viendront à vous !… » Ces petits êtres lancés sur sa trace étaient de ces Négritos andamanais que l’on range parmi les hommes les plus primitifs de la planète. Perdus dans les jungles du petit archipel situé à l’écart des grandes lignes de communication, en plein golfe du Bengale, ces êtres vivent encore à l’état de sauvagerie pure, à tel point que, longtemps, on les prit pour des singes.
Bob devina que Ming avait recruté des auxiliaires parmi ces êtres primitifs que leur taille réduite, leur cruauté native rendaient propres à certaines missions. Leur agilité, leur légèreté leur permettaient de se glisser là où des hommes de taille normale n’auraient pu passer, de voler ou de tuer, pour ensuite partir comme ils étaient venus.
Les six Négritos tenaient à la main de longs bâtons. Bob savait cependant que ces bâtons étaient creux et qu’il s’agissait en réalité de sarbacanes destinées à lancer des traits empoisonnés.
— Voilà pourquoi Ming m’a promis une mort à ma mesure. Il me considère comme un rude combattant, et il a voulu me fournir des adversaires dignes de moi.
Il ne pouvait s’empêcher de penser que Ming avait l’esprit bien tortueux pour imaginer une telle chasse à l’homme, alors qu’il aurait été si simple de le faire tuer, lui Morane, à coups de poignard ou de revolver.
« Peut-être Ming veut-il me laisser une chance d’échapper, et cela sans doute à cause de la vieille dette de reconnaissance qu’il a contracté envers moi. C’est probablement pour cette raison qu’il m’a donné une arme… »
Il tira l’automatique de sa poche et le tint serré dans son poing droit. « Ming doit savoir pourtant que je suis un bon tireur, que ce joujou contient six balles et qu’il a une portée supérieure, bien supérieure même, à celle des sarbacanes. Il me suffira d’ouvrir le feu avant que les Andamanais puissent s’approcher assez près… »
Lentement, les six nains s’avançaient vers lui. Bob braqua l’automatique dans leur direction et cria en anglais, seule langue qu’ils devaient entendre en dehors de la leur :
— Arrêtez, ou je tire !…
Ces paroles roulèrent à travers le souterrain avec un bruit de tonnerre. Les Andamanais s’étaient arrêtés. Ils étaient éclairés en plein par la lumière de la torche et, sur leurs visages sombres, fermés, dans lesquels les yeux brillaient d’une lueur farouche, aucune appréhension ne se lisait. Il était évident que, dans leurs cerveaux frustes, il n’y avait guère place pour la peur.
Lentement, les Négritos reprirent leur progression, dans l’intention probable de parvenir à bonne distance pour souffler leurs traits dans la direction de celui qu’on leur avait désigné comme victime.
Bob Morane savait qu’il était inutile de compter sur la pitié de ces êtres auxquels une vie rude, précaire, avait endurci l’âme. Ming leur avait dit : « Vous allez suivre cet homme et le tuer » – et ils suivraient Morane jusqu’à ce qu’ils aient rempli leur mission… ou qu’ils soient morts eux-mêmes. Néanmoins, Bob cria à nouveau :
— Arrêtez, ou je tire !…
En vain. Les Andamanais continuèrent à avancer et l’un d’eux, se jugeant sans doute à bonne distance, porta l’embouchure de la sarbacane à ses lèvres. Bob savait que, si la fléchette lui causait la moindre égratignure, c’en serait fait de lui. Le poison agirait rapidement, et il périrait dans d’atroces convulsions. Soigneusement, il visa le Négrito et fit feu. Aucune détonation ne retentit. Il n’y eut que le claquement du chien retombant à vide.
En un sursaut désespéré, Bob se coula derrière un coude de la muraille, à l’instant précis où le nain gonflait les joues et soufflait. Un trait jaillit de la sarbacane et alla frapper le rocher à l’endroit où Morane se trouvait quelques fractions de seconde plus tôt.
Posant alors la lampe sur le sol, Bob fit jouer la culasse de l’automatique pour éjecter la cartouche défectueuse et la remplacer par une autre. Il visa alors à nouveau son agresseur et pressa la détente. Pour la seconde fois, le chien claqua vainement.
Alors, Morane comprit. Il comprit que toutes les cartouches garnissant le chargeur étaient vides. Tout le temps, Ming avait joué avec lui comme un chat avec une souris et les paroles qu’il avait prononcées en lui tendant l’automatique et son chargeur – « J’ai sorti intentionnellement le chargeur de cette arme, afin que vous ne puissiez en faire usage contre moi » – étaient destinées à le mettre en confiance, faisaient donc partie du jeu.